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3.3.24

Le petit caillou cœur


           Auriez-vous gardé, peut-être oublié dans un tiroir ou un placard, un objet sans autre valeur que celle, toute symbolique, que vous lui aviez accordée par le passé ?
J’ai un jour retrouvé dans une boîte à bijoux, au milieu de boucles d’oreilles et colliers fantaisie d’un autre temps, un petit caillou noir plat et lisse, aux contours incertains. 

 

Quand j’étais enfant, en CM1 ou en CM2, la maîtresse nous apprenait quelques mots d’anglais, une base orale de phrases et d'expressions sans référence écrite. Un jour d’été à la plage, je barbotais avec un petit garçon britannique inconnu dans la « mare aux dames » (creux d’eau découvert dans les rochers par la marée basse, plébiscité par plusieurs générations d’enfants). Désireuse d’appendre du vocabulaire autant que de dépasser une communication gestuelle, je pointais du doigt le contenu de la mini piscine naturelle en lui posant la même question : « ouatizite ? », il me nommait avec patience les bigorneaux « it’s a snell ! ». Entre deux rochers il a trouvé un petit caillou noir et plat dont la forme faisait penser à un cœur et me l’a tendu. Il a ensuite disparu et n’est jamais revenu, je ne crois pas avoir su son prénom et n’ai aucun souvenir d’une apparence physique autre que « petit garçon en maillot de bain ».

 

Des années plus tard en retrouvant cet objet, je découvre son souvenir toujours attaché à la minuscule tranche de vie banale et fugace que sans cela, j’aurais sans doute oubliée. L’objet et le moment en mémoire, reliés à mon accent français (quelle surprise en classe de sixième de découvrir l’orthographe « what is it ? »), et à la méconnaissance de l’enfant des différents mollusques présents sur les rochers de l’Atlantique. 

Il n’y avait eu ni souhait de conserver une chose aussi banale, ni de lui attacher une valeur nostalgique ou romantique. Juste le hasard d’un objet caché parmi d’autres. Alors ?

Il me semble, comme la bernique au rocher de la Mare aux Dames (le lieu étant connu des vacanciers, je lui attribue des majuscules), qu’un petit bout d’enfance est accroché à ce caillou. Pas n’importe lequel, au demeurant. 

 

Bien sûr, il véhicule le lien au temps perdu, celui que Proust goûtant sa madeleine (décrite de façon ravissante comme un « petit coquillage de pâtisserie ») trempée dans le thé ainsi que le faisait pour lui sa tante lorsqu’il était enfant dans la maison de Combray, a rendu célèbre parce que, de façon précise, il déclenche sa Recherche du temps perdu.

Ce tour de magie fonctionne à merveille. Mon pouce est passé sur la douceur de l’objet minéral et j’ai senti l’eau tiède à mi-cuisse, le sable mouillé un peu épais bouger sous mes pieds, de longues algues vertes frôler mes chevilles, d’autres, brunes, éclater sous un talon. J’imagine alors sans mal un maillot de bain froid et mouillé collé sur ma peau, la chair de poule à une rafale de vent contrebalancée par un rayon de soleil chaud sur mes épaules, un minuscule crabe effrayé partir d'une course latérale se cacher sous un galet. La voix de ma mère vient me chercher, assise sur la serviette de plage à bouclettes je retrouve alors la saveur douce et moelleuse d’une tranche de brioche, l’acidulé sucré de la gelée de groseille qu’elle y a étalé, dans l’unique tasse en plastique blanc de la bouteille Thermos, le liquide rose et collant d’une grenadine que je ne manquerai pas de renverser.

 

Il y a le lien, somme toute assez classique, au « temps béni » de l’enfance. Sans désir particulier d’y retourner, ma mémoire pourtant retient de ce jour l’insouciance des dix ans, la curiosité et l’apprentissage d’années heureuses en classes de primaire, la simplicité des rapports entre deux enfants, deux cultures, qui en effet me semblent caractériser les plus jeunes années.

 

Je vois aussi, comme la minuscule crevette grise presque transparente aperçue dans l’eau, sitôt l’épuisette approchée, sitôt disparue, en toile de fond tout ce qui est absent, manquant, ce qui n’est plus. Les grands-parents en tenue d'été - mon grand-père en short et chemisette blancs, ma grand-mère bronzée en robe légère, ce premier chien si doux qui attend notre retour dans le jardin, la maison de location aux parfums d’aiguilles de pin que l’on connait si bien, un jour vendue, agrandie, transformée, dont nous n’aurons plus jamais les clés ; la cellule familiale intacte, le corps et l’esprit encore épargnés des doutes de l’adolescence, les amis proches, souriants sur les photos, certains disparus ou perdus de vue, d’autres à présent parents d’amis de nos enfants.

 

Car il y a là, aussi, surtout, le lien aussi long et résistant que ces algues marron et glissantes qui hors de l’eau deviennent dures, solides, coupantes. Le lien à un lieu qui, depuis quatre générations aimante notre famille. Une ville de bord de mer jolie mais simple. Une plage plutôt petite, des rochers partout, un manque criant de place où poser sa serviette. La marée toujours trop haute, trop basse, ou pire encore, entre les deux. Dans ce lieu, à la faveur de multiples hasards et circonstances de la vie, de plusieurs vies, s’est posé le fondement d’une nouvelle génération. Là, aucune circonstance ne m’a semblée fortuite, comme rarement on peut avoir une certitude, j’ai sans hésiter suivi la mienne.

 

Le passé, par essence insubstantiel, décrit par Proust au début du Côté de chez Swann, se trouve bien caché dans un objet matériel. Je ne résiste pas au plaisir de joindre cet extrait :

« Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » *

La sensation par le goût, par l’odeur (j’ajoute le toucher et la vue réunis, ainsi que l’ouïe car des notes de musique et l’inflexion d’une voix sont pour moi capables de ce puissant sortilège), la sensation peut convoquer grâce au principe de mémoire involontaire, un univers entier.

Je partagerai bientôt, sous forme de nouvelle, un récit sur ce thème issu d’une expérience personnelle très forte.

 

* Proust, Du côté de chez Swann, page 104, collection Folio classique Éditions Gallimard, 1987. 

J’espère vous avoir donné envie de tout lire.

 

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